Décarboner le fret routier : un enjeu majeur pour l’UE
Le fret routier représente aujourd’hui ¾ des marchandises transportées en Europe. Les lockdowns successifs liés à la COVID et les restrictions sur les mouvements transfrontaliers ont eu un impact sur le transport routier de marchandises avec une baisse de trafic de 9,7 % entre 2019 et 2020 (T2). Toutefois, dès le troisième trimestre de 2020, le fret routier a retrouvé des niveaux encore plus élevés qu'avant la pandémie, avec une augmentation par rapport au même trimestre de 2019 de 2,4 % et de 3,3 % au quatrième trimestre de 2020.
Alors que les poids lourds (PTAC > 3.5t) ne représentent qu'1% du nombre total de véhicules en Europe, ils émettent plus de 26% des gaz à effets de serre du secteur des transports. Les camions représentent à eux seuls environ 5% des émissions de l’UE. Afin que l’UE atteigne la neutralité carbone en 2050, soit une réduction de 90% des émissions de GES du secteur des transports par rapport à 1990, il est nécessaire d’adresser dès maintenant le secteur de la mobilité lourde, et en particulier le fret routier.
Différentes options existent pour décarboner le secteur
Réduire la consommation de carburant en instaurant des mesures d'efficacité énergétique (réduction de la masse, aérodynamisme...) est une des façons permettant de diminuer les émissions. Malheureusement, même si ces mesures sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes pour les réduire significativement et atteindre les objectifs fixés par la réglementation européenne en 2019. Il va donc falloir abandonner le diesel pour des technologies moins émettrices.
Les biocarburants et le biogaz présentent un intérêt conséquent : ils ne nécessitent pas de changer la motorisation. En revanche, les ressources sont limitées et la demande de plus en plus forte, notamment dans des secteurs comme l’aviation où les alternatives aux énergies fossiles sont beaucoup moins nombreuses (ReFuelEU Aviation). Les camions électriques à caténaires pourraient quant à eux avoir leur place en cas de forte utilisation mais demandent un investissement initial particulièrement élevé. De ce fait, les camions électriques à batterie (BET - Battery Electric Truck) et à pile à combustible (FCET - Fuel Cell Electric Truck) ont été favorisés par les constructeurs.
Jusqu’à très récemment, les camions électriques à batterie semblaient seulement destinés à des trajets de courte distance avec un chargement limité, comme des livraisons en zone urbaine où la recharge se fait la nuit au dépôt. En effet, la faible densité énergétique des batteries limitait leur autonomie, ou bien limitait le poids transportable pour une batterie avec la même autonomie qu’un diesel, les rendant ainsi peu compétitifs. Et ce, même si une motorisation électrique est moins lourde qu’une motorisation diesel d’environ une tonne. Ainsi les camions électriques à pile à combustible semblaient être la solution la plus efficace du fait de la forte densité énergétique par unité de masse de l’hydrogène et de son potentiel de décarbonation.
Cependant, le décollage du marché des voitures électriques ces dernières années a entraîné une réduction extrêmement rapide des coûts des batteries et une augmentation de leur densité énergétique. De plus, la réglementation européenne a récemment augmenté la limite de poids autorisée des camions zéro-émissions de deux tonnes pour qu'ils puissent atteindre la même charge utile qu'un camion diesel. Les BET actuels sont donc de moins en moins limités techniquement.
Fig 1. Potentiel des poids lourds zéro-émissions en Europe pour différents segments (adapté de Plötz, P. (2022))
Il est même possible d’aller plus loin en positionnant le moteur électrique proche des roues voir même avoir un moteur pour chaque essieu ou roue ce qui permettrait de supprimer complètement la chaîne de transmissions centrale et ainsi de gagner jusqu’à une tonne de charge utile supplémentaire. Comme pour les voitures électriques, utiliser les batteries comme éléments structuraux ferait aussi gagner du poids. Ainsi, le camion électrique à batteries pourrait finalement être une alternative intéressante.
Les camions électriques à batterie : même avenir que les voitures électriques ?
En 2021 selon l’IEA, les ventes mondiales de camions électriques à batterie moyens et lourds (PTAC > 4.5t) ont plus que doublé par rapport à l’année précédente avec 14 200 véhicules vendus (soit 0,3% des immatriculations). 66 000 BET étaient en activité dans le monde en 2021 soit environ 0.1% de la flotte mondiale de camions. Le nombre de modèles disponibles sur le marché mondial augmente lui aussi rapidement, passant de 39 modèles de camions poids lourds électriques en 2020 à 61 en 2022. Comparativement, on dénombre seulement quelques milliers de FCET puisqu’ils n’ont pour l’instant été déployés que dans le cadre de projets pilotes. En revanche certains pays ont récemment pris des initiatives pour accélérer leur déploiement comme la Corée, qui prévoit jusqu’à 30,000 FCET sur ses routes en 2040.
Les camions électriques à batterie actuels avec la plus grande autonomie atteignent déjà les 400 km en une charge (Freighleiner eCascadia, Mercedes eActros 400 6x2) et de nombreux modèles ont été annoncés pour les prochaines années, avec des autonomies pouvant atteindre jusqu’à 800 km (Tesla Semi). Or, environ 62% de l’activité des poids-lourds (en tonnes.kilomètres ou t.km) en Europe en 2018 était réalisée par des véhicules faisant moins de 400 km par trajet et 78% sur des trajets de moins de 800 km. Ainsi, on pourrait envisager dès aujourd'hui d'électrifier la majorité de l’activité du transport routier de marchandises avec les modèles déjà disponibles sur le marché.
Fig 2. Répartition de l’activité du fret routier par classe de distance en Europe en 2018 (données de Transport & Environment)
En revanche, il existe une part non négligeable de l’activité réalisée par des poids lourds roulant plus de 800 km. Pour les trajets de très longue distance, les FCET ont une autonomie maximale plus importante (jusqu'à 1 200 km) que les BET, mais la directive européenne de 2006 fixe des règles pour les conducteurs de camions : le temps de conduite quotidien ne doit pas dépasser neuf heures et, après une période de conduite de quatre heures et demie, un conducteur doit faire une pause ininterrompue d'au moins 45 minutes. Cette pause obligatoire déplace le problème de l'autonomie vers le temps de ravitaillement ou de recharge. Les FCET permettent un temps de ravitaillement comparable à celui des camions diesel, entre 5 et 15 minutes, alors que le temps de recharge d’une batterie d'un camion électrique dépend de la puissance du chargeur. Il faut par exemple 8h de recharge avec un chargeur de 50 kW pour pouvoir faire 400 km. Toutefois, avec des puissances de chargeur de l’ordre du MW, le temps de recharge pourrait théoriquement être réduit à 45 min, et ainsi permettre aux BET de remplacer les diesel sur les plus longs segments de distance (jusqu’à 1,200 km) en se rechargeant sur la route pendant la pause réglementaire. De plus, ces camions pourraient aussi avoir l’opportunité de se recharger lorsqu’ils déposent ou récupèrent leur chargement selon l'ATRI, puisque le temps d'attente sur ces plateformes logistiques atteint en moyenne deux heures et demie. La définition de la technologie la plus appropriée dépend donc fortement des possibilités et des infrastructures de recharge ou de ravitaillement.
Les camions électriques à batterie affichent un meilleur rendement énergétique (65 à 85% du puits à la roue) que les camions électriques à pile à combustible (25 à 35%). En raison de l'écart d'efficacité énergétique entre les chaînes de conversion des deux technologies, il faut deux fois plus d'électricité pour alimenter un camion à pile à combustible qu'un camion à batterie, si on considère que l’hydrogène est produit par électrolyse. Cela entraîne une réduction des coûts d'opération mais aussi une meilleure empreinte GES pour les BET par rapport aux FCET pour une source d'électricité comparable. En faisant l’hypothèse irréaliste qu’on puisse remplacer la totalité de la flotte de camions européenne par des camions électriques d’ici 2030, la quantité d’électricité appelée sur le réseau chaque année serait de l’ordre de 200 TWh, soit la production d’électricité renouvelable de l’Allemagne en 2021. Comparativement, la consommation annuelle d’une flotte de camions 100% hydrogène serait équivalente à la consommation électrique annuelle de l’Allemagne (536 TWh en 2021). La demande d'hydrogène en 2030 serait d'environ 11,7 millions de tonnes par an, or la Commission européenne a récemment annoncé son plan REPowerEU, qui prévoit l'utilisation de 20 millions de tonnes d'hydrogène dans l'UE, dont la moitié serait importée de pays étrangers. Par conséquent, une flotte entièrement composée de FCET nécessiterait une quantité d’hydrogène supérieure à toutes les importations prévues en 2030.
En considérant les projections de T&E sur le mix électrique européen en 2030, soit une intensité carbone de 179 gCO2e/kWh, la réduction des émissions serait de -66% pour l’électrique et -53% pour l’hydrogène comparé à un scénario 100% diesel. Avec le mix énergétique polonais en 2030 (493 gCO2/kWh) ces valeurs seraient respectivement -44% et +8% et de -75% et -80% avec le mix suédois (37 gCO2/kWh). On voit alors tout l’intérêt de réduire l’intensité carbone de la production d’électricité, en particulier dans le cas d’un scénario où l’hydrogène prendrait une place importante.
Les véhicules électriques à pile à combustible ont également un coût initial plus élevé, un coût de maintenance plus élevé de 20 à 30% (contrôles d'étanchéité et de corrosion) et moins d'infrastructures de ravitaillement, car les camions électriques à batterie bénéficient des retombées de l'industrie des voitures particulières électriques en termes d'infrastructure et de baisse du prix des batteries. Ainsi, les TCO (Total Costs of Ownership) des BET sont plus faibles que ceux des FCET sur les trajets inférieurs à 800 km. Les BET faisant moins de 400 km par trajet arriveraient même à parité avec les camions diesel avant 2025 sans subventions. En revanche sur les trajets de l’ordre du millier de km, les FCET ont un clair avantage et pourraient arriver à parité avec les diesel d’ici les années 2030 mais cela demanderait un fort soutien de la part de l’Europe et une accélération dès aujourd’hui du développement de ces technologies. Ainsi, les BET seront probablement favorisés sur les segments où ils peuvent être déployés, en commençant par les plus petits segments de distance. Les FCET eux, seraient alors déployés pour décarboner le reste de l’activité du secteur.
La décarbonation du fret routier en Europe fera prochainement l’objet d’un rapport détaillé de Zenon, en collaboration avec le Kearney Energy Transition Institute.
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